« T'es plus un enfant. »

Cette phrase, je l'ai entendu des milliers de fois.
De la bouche de papa, de maman, de mon frère et aussi de mes enseignants à l'école.

Je n'étais certes plus un enfant, mais j'avais envie de le rester.
De pouvoir sentir le parfum de ma mère tout les soirs quand elle venait me border. De pouvoir jouer à l'avion avec mon père avant de dormir. De pouvoir faire de multiples bêtises avec mon frère.

Mais mon frère, lui, a grandi, et il n'avait pas l'intention de rester petit. Il était plus mature que moi, c'était certain. À la maison, on me prenait pour un taré. Papa le répétait. Mon frère aussi.
Le docteur me disait que je n'avais que le syndrome de Peter Pan et que ça n'était pas grave. Mais on peut pas faire confiance aux docteurs. Le docteur n'était pas mon papa et je n'avais de foi qu'en les paroles de mon géniteur, même s'il était rabaissant et méchant.

Ma mère continuait, elle, de me traiter comme un enfant, puisque c'était ce que je voulais. J'étais candide et insouciant, je ne voulais pas perdre ça. Grandir me faisait peur. Pire, grandir me terrifiait.
Bien sûr, cela exaspérait papa de me voir encore dans les bras de maman à l'âge de vingt ans. Ce que nous partagions le dépassait. C'était une relation entre une mère et son fils de cinq ans, maximum.

Alors il s'est reposé sur mon frère. Papa m'a renié. Il a décidé que seul Duncan aurait une belle vie, que je ne servais à rien. Il a abandonné mon éducation.
Je n'avais plus que maman.

Maman et ses doux câlins parfumés à la lavande.
Maman et les peluches qu'elle m'apportait dans mon lit le soir.
Maman qui écrivait au directeur pour m'excuser, inlassablement, des gamineries que je faisais en cours.

Mais mon père ne supportait pas ça. Qu'elle me couve comme une mère poule, qu'elle soit aussi attentive à moi et si peu à lui.
J'avais vingt-trois ans quand il est parti. J'ai entendu un grand cri dans le couloir.
C'était maman. Paniqué, je me suis mis à trembler, puis à fondre en larmes. Je ne savais pas ce qui se passait mais entendre ma mère hurler comme ça, hurler de douleur, de souffrance, ça me brisait le cœur. Mon petit cœur d'enfant.
Mon petit cœur de Peter Pan.

Alors j'ai fermé les yeux et je me suis roulé en boule, pendant longtemps. J'ai attendu, une heure, deux heures peut-être. J'ai entendu des bruits de pas, d'autres sanglots, des cris, des gémissements. Tous venaient de maman.
Moi, je restais silencieux. Jusqu'à ce que la sente se glisser contre moi et m'attraper la main. Me la serrer, très fort, si fort que j'en eu mal.

Cette nuit-là, nous avons pleuré tous les deux. Mon frère était parti lui aussi. Papa l'avait emmené et ça a été la goutte qui a fait déborder le vase.

À partir de ce jour-là je décidai de retrouver du sérieux. Je laissais le temps couler sur moi, m'offrir quelques rides en plus, tailler ma sagesse et ma maturité. Je devais trouver un travail, pour payer le loyer de la maison, pour payer tout ce qu'il nous fallait, à maman et moi.

J'en ai trouvé. J'étais serveur dans un petit café, un café certes ridicule mais qui recevait pas mal de clients, des habitués surtout. Nous avions à peine de quoi vivre décemment mais cela nous suffisait.

Et un jour, elle m'a dit : « Prends ton envol, Grady. »

« Prends ton envol, tu n'es plus un enfant. »

J'ai eu peur. J'ai cru qu'elle m'abandonnait, qu'elle allait mourir. Elle se faisait vieille, en plus.
Mais elle m'a simplement dit de ne pas m'inquiéter. Que tout irait bien. Alors j'ai redoublé d'efforts pour pouvoir louer un appartement en ville.
J'étais fier, pour une fois, d'être un grand. Je croyais en maman, elle m'avait dit de lui faire confiance alors j'étais parti sans me poser trop de questions. Encore trop naïf pour la vie.

Le mois suivant, j'ai reçu une lettre.
Cette lettre, je l'ai ouverte. Maintenant, elle doit giser au fond d'une déchetterie.
Dedans, j'ai appris que maman était morte. Elle s'était suicidée.
Sans doute à cause de papa, qui n'est jamais revenu, mais aussi de Duncan qu'elle aimait énormément.

Je ne suis jamais allé aux obsèques.

Elle m'avait menti, elle m'avait dit que tout irait bien. Ma première impulsion fut de me mettre en colère. J'ai ruminé ma rage froide et impuissante durant des semaines, voire des mois.
Elle ne s'était jamais sortie de la détresse dans laquelle papa l'avait mise en partant de chez nous avec l'argent. Je ne m'en étais pas rendu compte et c'était pour cela que je me haïssais.

Et pourtant il était trop tard pour reculer. J'avais déjà sorti mes ailes et pris mon envol.
J'ai fait mon deuil, depuis un an déjà. Ça a été dur. Très dur. J'avais fait confiance au seul être qui comptait pour moi et je m'en mordais les doigts. Il n'y avait plus d'issue.
Sauf peut-être oublier, cacher la vérité. Derrière des illusions, des sourires, des efforts. Comme les hommes l'ont toujours fait.

Je suis rentré dans la vie active. Je suis un vrai adulte, même si une part de moi restera enfant à jamais. Insouciante, indépendante, naïve, idéaliste.
Mais j'ai réussi à trouver un travail, ce fut sans doute ma plus grande fierté. Je suis barman au Costa Coffee, depuis quelques temps.
J'ai d'autres projets, aussi. Trouver la perle rare, lui passer la bague au doigt et être le père de ses enfants. Est-ce envisageable pour quelqu'un qui n'a jamais quitté Neverland ? Qui n'a jamais testé d'autres plaines que celles de son enfance ?
Je l'espère.

Alors, je n'ai plus rien à dire.
Rien à dire, non.
Mais mon histoire ne fait que commencer.

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